Les lieux de rédemption.
" En ce lieu où le péché a réuni ces malheureuses,
elles deviennent des anges ". Voilà ce qu'on pouvait lire sur
un parchemin de souscription pour la casa del Soccorso vers 1581. Paroles
un peu dures si on les compare à celles que Jésus prononçait,
à la surprise des apôtres, en parlant de la pécheresse
repentie : " Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup
aimé, tandis qu'on pardonne peu à ceux qui aiment peu "
(Lucas 7,47)
Interrogé sur les grands problèmes moraux, comme la fidélité
conjugale, l'adultère, l'obéissance civile, etc
Jésus
renvoyait directement ses interlocuteurs aux impératifs du " règne
des cieux ". Ainsi en ce qui concerne la prostitution, aussi vieille
que l'institution du mariage, le Christ ne mettait pas l'accent sur le péché,
ni sur l'injustice envers la femme, mais sur l'amour absolu. Son message,
diffusé jusqu'au Moyen Age par les pères de l'Eglise avait fait
que fidèles, peintres, religieux associaient alors de manière
évidente prostitution et contemplation. La pécheresse publique
du repas chez Simon le pharisien rappelait immédiatement le concept
de contemplation. L'excédent d'amour charnel rappelle l'excès
d'amour envers Dieu. Sainte Marie l'Egyptienne, la sainte orientale de la
contemplation est une courtisane repentie. Les cheveux qui couvrent tout le
corps de l'ermite du désert, surnom de Sainte Marie, tant dans les
icônes byzantines que dans les peintures et sculptures qui représentent
Marie l'Egyptienne, jusqu'à celle dramatique du Tintoret sont un rappel
des cheveux avec lesquels la pécheresse de l'Evangile avait essuyé
les pieds de Jésus après les lui avoir lavés avec ses
larmes. Marie Madeleine est encore celle à qui le Christ apparaît
après sa résurrection, dans l'épisode du " Noli
me tangere " (ne me touche pas), épisode qui devient pour toute
l'histoire du christianisme une invitation aux prostituées, non pas
à abandonner le péché mais à regarder vers les
sommets de la perfection.
Dans le climat religieux du Moyen Age, on ne pouvait attendre de Venise de
grandes initiatives à l'égard des prostituées repenties.
Une tentative d'un certain Bartolomeo dal Verde en 1357, de contraindre à
une vie austère sur un île isolée les repenties fut vouée
à l'échec.
L'abbé Zuane Contarini, déjà fondateur d'un hôpital
à San Giobbe, fut plus heureux quand en 1407, il destina une maison
dont il était propriétaire à Santa Margherita à
l'accueil des pécheresses. La petite maison comptait une dizaine d'appartements
répartis sur trois étages, en liaison par un escalier extérieur
en bois avec une petite cour et son puits. Donc en pleine cité, à
la manière de tant d'hospices destinés aux femmes, ces anciennes
prostituées n'étaient plus contraintes à l'isolement.
Une lueur de " pitié humaine " affleure ici, par dessus la
classique symbolique chrétienne de la pénitence et des larmes
de regret.
Avec l'humanisme et la Renaissance, particulièrement au 16ème
siècle, d'abord dans l'imagination des poètes puis dans la personne
des célèbres courtisanes, la prostitution tente de trouver la
voie de la rédemption à travers la culture. Il était
clair qu'une telle révolution restant dans le milieu très fermé
des cours et des classes élevées, renforçait le triste
sort de la prostitution populaire.
C'est à cette période que se créent à Venise les
ghettos de la prostitution populaire : les " carampane ", les "
turchette "
. Tandis que les " meretrici " (courtisanes)
vivent aimées et respectées dans les riches palais.
Parmi les legs faits à l'Ospedale dei Derilitti, on trouve celui d'Angelica
Leoncini, sur de la célèbre courtisane Giulia, dite la
Lombarde, dont Sanudo dans ses chroniques parle de manière très
significative : le conseil des Dix avait promis une récompense de 1500
lires à qui permettrait de retrouver ceux qui, incognito , une nuit,
avait à la porte de la somptueuse meretrice fait tapage , pour lui
donner la sérénade.
Le pamphlet " La tarifa delle puttane " lui consacre plusieurs vers,
ironisant sur sa façon d'apparaître noble te riche, reconnaissant
cependant son immense renommée.
Des documents retrouvés à l'Ospedale, on apprend beaucoup de
détails sur ses origines, de ses maisons successives où elle
fut locataire ; on apprend aussi que sa sur Angelica était malade
(de la syphilis ?), qu'elle avait de nombreux domestiques, des biens à
la campagne, avec une villa près de Padoue qu'elle avait acquise vers
1530, en vendant les objets qu'elle avait reçu en cadeau dans l'exercice
de son métier. Elle mourut en 1542 et fut ensevelie dans la chapelle
qui est à droite de l'autel principal de l'église San Francesco
della Vigna. Sa sur cadette fit graver au dessus de la porte de la chapelle
: " Angelica Leoncina et sa sur ", n'osant nommer la courtisane
mais fit graver le blason de la famille Giulia. Cette tombe existe encore
et tout le monde peut voir comment une courtisane s'est fait ensevelir dans
une église, honneur qui ne fut pas accorder à d'autres femmes
célèbres du siècle.
Le méticuleux inventaire des objets domestiques, tableaux, vêtements,
instruments de musique, cages de perroquet, colliers de chien, vaisselle aux
armes de la famille nous permet une étude précise de la mode,
des coutumes et du mode de vie de cette catégorie sociale.
Vers le milieu du 16ème siècle, apparaît une nouvelle
façon d'affronter les problèmes, grâce aux contacts des
prédicateurs et des confraternités religieuses avec les dures
réalités des épidémies, de la famine et de la
syphilis. Désormais toutes les institutions surgies de ce nouveau mouvement
porte un intérêt particulier à la prostitution des basses
classes.
En 1521, Gaetano Thiene, avec quelques patriciens et nobles dames avait fondé
à Venise l'Ospedale degli Incurabili (hôpital des Incurables),
tout de suite doté d'un service pour les femmes atteintes de syphilis,
premier noyau des futures " Convertite ", monastère qui s'installera
définitivement sur l'île de la Giudecca en 1551.
La compassion à l'égard d'un mal incurable et repoussant devait
remplacer chez les jeunes religieuses les rigueurs de la pénitence
et de l'isolement dans le désert qui avaient été considérés
jusque là comme le sommet de la perfection chrétienne.
L'épisode suivant qui se déroula à l'Ospedale degli Incurabili
reste célèbre : Francesco Saverio baisa les plaies d'un malade
" atteint d'une espèce de lèpre " (la syphilis encore
mal identifiée ressemblait à des maladies comme la peste, la
lèpre, la gale) et ne fut pas contaminé, réalisant ainsi
la prophétie du Christ " S'ils boivent un poison, il ne leur fera
aucun mal " (St Marc 16,18). Un prodige plus grand encore eut lieu quelque
temps après : une des malades hospitalisées, possédée
par le démon, avait reconnu dans les compagnons de Saint Ignace les
vrais envoyés de Dieu. Elle fut libérée de son mal tout
comme Madeleine dont on avait fait sortir les sept démons.
Il n'y eut pas que les jésuites qui montrèrent un intérêt
particulier au sort des femmes égarées, mais aussi les membres
des nouveaux ordres religieux apparus lors de la Réforme. Les "
barnabites ", membres d'un ordre fondé en 1530 à Milan
consacrèrent leurs efforts à fonder ou réformer divers
instituts pour " convertite " de la terre ferme
La formation chrétienne et professionnelle de ces jeunes filles permettait
à la majeure partie d'entre elles de trouver un parti dans la classe
des artisans et de se réinsérer dans la société
sans que leur passé ambigu ne laisse de traces. Le peintre Lorenzo Lotto,
qui fut un des gouverneurs de l'Ospedale dei Derilitti, dans son testament de
1546, dont il avait laissé une copie à l'Ospedale avant de partir
pour les Marches, souhaitait destiner le produit des ventes des couleurs, des
tableaux, des outils de sa boutique à la constitution de dots pour des
jeunes filles de l'Ospedale qui se marieraient avec de jeunes peintres.
Lorenzo Lotto, ami de Sansovino, d'Aretino, de Tiziano, mais au tempérament
ô combien différent ( quand il fait le portrait de Vénus
nue, il note dans son livre de dépense : 2 septembre 1542, 12 sous pour
modèle nue, seulement pour voir ) se préoccupait donc du sort
des jeunes filles échappées à la mauvaise vie, tandis que
ses amis continuaient leurs insouciantes conversations avec les courtisanes.
En vérité, si l'initiative de fonder ces lieux avait été
prise par les patriciens et les marchands, il y avait par derrière ces
ordres religieux qui étaient à mi-chemin entre vie cléricale
et profession monastique. Le rôle des gouverneurs laïcs était
bien délimité par les statuts selon lesquels leurs fonctions se
limitaient à l'organisation économique et disciplinaire, laissant
au confesseur et à l'aumônier l'administration des sacrements et
l'instruction religieuse.
Le contrôle des curés de paroisse sur la petite prostitution et
sur la situation personnelle de beaucoup de jeunes se fait de plus en plue pesant
vers la fin du siècle. Tant et si bien qu'en 1701 le patriarche Giovanni
Badoer avec l'aide de l'abbé Paolo Contarini et celui d'une vénitienne
Elisabetta Rossi fonde une confraternité " pour les pauvres pécheresses
pénitentes ", qui se réunissait dans l'église de San
Luca. La règle éditée en 1731 précise que les dames
qui entraient dans la confraternité devaient fournir, par l'intermédiaire
de leur curé, des preuves de leur corruption et de leur repentir ; elles
devaient aussi déclarer ne pas être enceintes et ne pas être
touchées par la syphilis. Sur 290 demandes parvenues entre 1701 et 1731,
72 provenaient de l'extérieur de Venise (certaines venant des colonies)
, 72 venaient de Cannaregio, 51 de Castello, 35 de San Marco, 31 de Dorsoduro,
24 de Santa Croce, 21 de San Polo, 4 de Murano et 2 de la Giudecca. En attendant
de réunir les preuves demandées, les certificats de baptême
et de bonne conduite, beaucoup étaient accueillies en attendant par des
paroissiens. Quelques demandes sont de la main même des postulantes ce
qui dénote une certaine culture. Certaines sont déclarées
par le curé de paroisse " prostituée publique aux Carampane
", une autre déclarée guérie par le médecin
de l'Ospedale degli Incurabili après de longs soins, ayant été
déflorée à 10 ans. Le curé de San Stae recommande
une fille de 14 ans " déflorée par un malheureux que Dieu
pardonnera ". Au contraire le curé de San Simon fait mettre en prison
celui qui a abusé de Domenica, l'a fait recueillir immédiatement
par une bonne vieille de la paroisse et dépose une demande auprès
de l'institut. Giustina, 20 ans, avait été contrainte par sa mère
à vivre dans le péché. Susanna, 18 ans, fille d'un cordonnier
avait été pécheresse pendant de nombreuses années.
Marietta, concubine d'un patricien en état de péché mortel,
ne s'était pas montrée à l'église depuis de nombreuses
années. Maria Maddalena, abandonnée à la Pieta à
peine née en 1690, mariée à un marin en 1703, se livra
à la prostitution jusqu'en 1710 quand elle fit recueillie aux Penitenti.
Grâce à l'importance de ses gouverneurs et à l'abondance
des dons, né au 17ème siècle, cet institut fut le plus
riche des instituts vénitiens. En sont la preuve la construction de l'église
Avec les beaux rétables de Marieschi. Les " pénitentes "
fabriquaient les célèbres dentelles de Venise, reproduisant ainsi
l'étalage de richesses des courtisanes au delà des pénitences
quotidiennes. L'institut abrita des jeunes filles jusqu'en 1956, date à
laquelle les dernières furent transférées aux Zitelle.
La loi Merlin (1958) était alors en discussion au parlement.
(équivalent de la loi Marthe Richard en France).