GOETHE ET BETTINA

Il existe, dans l'œuvre Goethe, un recueil souvent négligé, à cause de son ton caustique et de sa tonalité érotique : les Épigrammes vénitiennes de 1790 ; un recueil dépourvu de toute dimension lyrique, et qu'entoure une réputation d'obscénité. Goethe y fait entendre un ton nouveau et surprenant, amer, maussade, violent, mordant, voire sacrilège.
En 1790, Goethe part une nouvelle fois pour l'Italie, mais, cette fois-ci, l'exaltation qui avait accompagné la descente vers Rome, lors du premier voyage de 1786, a disparu. " Je pars cette fois à contrecœur de la maison " écrit-il. Il doit se rendre à Venise pour y attendre la duchesse douairière Anna Amalia, qui accomplit pour son propre compte un périple en Italie. Goethe est alors dans la force de l'âge, il va avoir 41 ans.
Parti d'Iéna le 10 mars, il arrive le 31 à Venise. " Je dois avouer en confidence, écrit-il au duc, que ce voyage porte un coup mortel à mon amour pour l'Italie ". En ce printemps particulièrement pluvieux, la ville des canaux et des palais n'est plus qu'un cloaque d'eau sale. Venise tout entière semble plongée dans l'ordure.

Epigramme 25 : As-tu vu Baja ? Tu connais alors la mer et ses poissons. Voici Venise : tu connais maintenant la mare et le grenouille.

Dans cette grande ville moderne et maritime, Goethe éprouve avec une intensité nouvelle le sentiment jusqu'ici inconnu de la solitude. Pour tromper l'ennui qui s'est emparé de lui, Goethe va composer un ensemble de brefs poèmes, des épigrammes composées pour la plupart de quelques hexamètres. La forme antique de l'épigramme, avec ce qu'elle a de conventionnel, autorise une franchise nouvelle. Ces épigrammes sont des instantanés, avant la photographie!
La duchesse Anna Amalia finira par arriver à Venise le 6 mai et Goethe prendra avec elle le chemin du retour le 22 mai, pour regagner Weimar en juin.
Le recueil des épigrammes joue le rôle d'un journal intime auquel Goethe a confié des notations confidentielles, à usage privé, des expériences dont il était difficile de faire publiquement état.
Goethe éprouve, dans la ville de Casanova, une étrange fascination pour les prostituées, qu'il désigne du nom de " lézards ".

Epigramme 68 : Depuis longtemps déjà, je vous aurais volontiers parlé de ces petites bêtes qui, avec tant de grâce et de rapidité passent d'un endroit à l'autre. Elles ressemblent à des petits serpents. Elles courent, rampent et se glissent… Si vous voulez bien me le permettre, à l'avenir je nommerais " lacertes " ces petites bêtes. (lacerte = lézard)
Epigramme 69 : Qui a vu des lacertes, peut se faire une idée des gracieuses filles qui traversent çà et là la place. Elles sont rapides et agiles ; elles glissent, s'arrêtent et causent, et l'on entend le bruissement de la robe derrière celle qui va en hâte… Si tu ne crains pas les recoins, les ruelles et les escaliers étroits, suis-la dans son repaire où elle t'invite à venir.
Epigramme 70 : Voulez vous savoir maintenant ce qu'est un repaire ?…Ce sont des maisons obscures dans des ruelles étroites : la belle te mène prendre le café et ce n'est pas toi qui te montre actif, mais bien elle.
Epigramme 71 : Deux des lacertes, des plus jolies, se tenaient toujours réunies : l'une un peu trop grande, l'autre un peu trop petite. Si tu les vois ensemble, le choix te devient impossible ; chacune séparément paraît être la plus belle.

Tout un bloc d'épigrammes (n°36 à 47) est consacré à Bettina, une petite saltimbanque des rues, aperçue sans doute place Saint-Marc, qui exerce sur lui une véritable fascination. Ce personnage énigmatique se trouve également au centre des épigrammes qui ont été écartées lors de la sélection opérée pour la revue de Schiller, sans doute à cause de leur caractère trop explicitement sexuel. S'agit-il d'une véritable rencontre ? Est-ce une création littéraire, la synthèse de plusieurs personnages, voire la reprise du thème ou du fantasme éminemment goethéen de la femme-enfant et de la femme artiste qui apparaît dès 1785 avec Mignon, la danseuse de corde ?
Lassé par la visite répétée des musées et le spectacle des " splendides trésors de l'art ", le poète éprouve le besoin de sortir, de marcher, de se mêler à la vie de la rue, de devenir un flâneur. Il retrouve dans les traits de la petite saltimbanque le modèle même des anges de Bellini et des servantes de Véronèse.

Epigramme 37 : J'avais été saisi de fatigue à ne voir jamais que des tableaux .
Epigramme 38 : Comme, sculptée par une main artiste, la chère petite personne, molle et sans os, nage tel un mollusque. Tout est membre, articulation et tout est coquet, tout est bien proportionné et se meut à volonté. J'ai observé les hommes, les animaux, les oiseaux et les poissons… Pourtant, je te regarde avec étonnement, Bettina, aimable merveille, toi qui es tout en même temps, et, de plus encore un ange !

Mais l'ange appelle la bête : devant cette exhibition Goethe n'échappe pas à une forme de voyeurisme qui le trouble profondément. La " délicieuse enfant ", en faisant innocemment la roue, montre son sexe au ciel.

Epigramme 39 : Gracieuse enfant, ne tourne pas tes petites jambes vers le ciel ! Jupiter, le malin, te voit et Ganymède est inquiet.
Epigramme 41 : Ton petit cou se penche de côté. Est-ce un prodige ?… Il te porte souvent toute entière ; tu es légère et seulement trop lourde pour ton cou. La pose inclinée de ta petite tête ne m'est point du tout désagréable : jamais nuque ne s'est courbée sous un plus beau poids.
Epigramme 43 : De parti pris, je franchis la limite tracée d'une large raie de craie. Alors que l'enfant fait la quête, elle me repousse gentiment en arrière.

Un trop bref instant l'adulte étranger peut ainsi être au contact de la jeune fille, Lolita qui s'ignore ...
Si Goethe fuit les lacertes trop empressées, et trop expertes, qui l'abordent dans les ruelles de Venise, il se laisse séduire par le spectacle de cette petite fille qui, en toute innocence perverse, vend le spectacle de son corps aux badauds de la place. La souple Bettina, comme Tadzio, l'adolescent de la Nouvelle de Thomas Mann, introduit dans le monde de l'adulte respectable le trouble et la confusion, un trouble et une confusion dont certains tableaux de Breughel et Dürer fournissent des équivalents plastiques.
L'artiste des rues séduit par les métamorphoses, par la plasticité de son corps, jusqu'au geste obscène dont il est question dans une épigramme écartée :

Elle devient de plus en plus agile, Bettina ;
Et cela ne cesse de me préoccuper.
Fléchissant toujours plus adroitement ses membres,
Elle va finir par plonger sa petite langue
Dans l'eau de sa fontaine.
Elle ne jouera plus alors qu'avec elle,
Sans plus se soucier des hommes.