En 1741,Rouseaul est à Venise comme ambassadeur de France. Il avait
peu de possibilités , à cause de sa position officielle et de
ses maigres finances de fréquenter les dames du beau monde. Pendant 18
mois, sa ligne fut celle de l'abstinence ( il avait toujours ressenti du dégoût
pour les femmes publiques), puis par deux fois, il céda . Il vaut la
peine de rapporter ici quelques passages de ses Confessions.
" La première fois, je n'en pas en réalité ni l'intention,
ni la tentation. Mais par une certaine incohérence que j'ai du mal à
comprendre moi-même, je finis par me laisser entraîner, contre mon
penchant, mon cur, ma raison, ma volonté, seulement par faiblesse,
par honte de me montrer différent, comme on dit dans ce pays, pour ne
pas paraître trop couillon ".
Des amis l'emmenèrent à la maison de la " Padoana "
et le laissèrent seul avec elle. " Je commandai deux sorbets, je
la fis chanter et je voulus m'en aller au bout d'une demi-heure en laissant
sur la table un ducat. Mais elle eut le singulier scrupule de n'en vouloir point
qu'elle ne l'eût gagné et moi la singulière bêtise
de lui lever son scrupule. Je m'en revins au palis si persuadé que j'étais
poivré que la première chose que je fis en arrivant fut d'envoyer
chercher le chirurgien pour lui demander des tisanes. Rien ne peut égaler
que la malaise d'esprit que je souffris pendant trois semaines sans qu'aucune
incommodité réelle, aucun signe apparent ne le justifiât
Le
chirurgien lui-même eut toute la peine imaginable à me rassurer
".
La seconde fois : " Mon autre aventure, quoique avec une fille aussi, fut
d'une espèce bien différente, et quant à ses origines et
quant à ses effets ".
Son récit est presque un roman. Rousseau avait été invité
sur un navire français ancré face à la Riva degli Schiavoni.
Il mangeait sur le pont du commandant et était un peu déçu
de ne pas avoir été accueilli par un coup de canon. Mais voici
que, par surprise, une gondola aborde et que de la gondole monte sur le navire
" une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise "
qui s'assoit à côté de lui. " Elle était aussi
charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlai que l'italien.
Son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant,
tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant :
" Bonne vierge !Ah ! mon cher Brémond, qu'il y a de temps que je
ne t'ai vu ! ", se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne
et me serre à m'étouffer. Peu après, l'apparente équivoque
est tirée au clair. Elle avait pris Rousseau pour un certain Brémond
qu 'elle n'avait pas vu depuis plusieurs années. Mais à ce moment,
Rousseau était déjà ivre des traits de feu que lançaient
ses yeux, de ses grands yeux noirs à l'orientale. Elle se lève
: de Brémond elle avait été folle amoureuse et l'avait
quitté parce que, dit-elle, elle avait été sotte. Elle
prendrait Rousseau à la place. Elle voulait l'aimer parce que cela lui
convenait, sans regret pour l'amour fini. Quelques instants plus tard, elle
avait pris possession de lui comme de son homme : elle ordonnait et lui obéissait.
Dans l'après midi, ils allèrent aux verreries de Murano. Zulietta,
c'était son nom achetait de tout et laissait Rousseau payer, mais distribuait
généreusement des pourboires de sa poche. Elle laissait payer
certainement plus par vanité que par avarice. Elle avait plaisir au prix
que l'on attachait à ses faveurs.
Le soir, ils conversèrent dans la maison de Zulietta. Rousseau entrevoit
deux pistoles sur la toilette de Zulietta et lui demande des explications. "
Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais
payer l'ennui qu'ils me donnent. Rien de plus juste,. Mais en durant leurs caresses,
je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui
me manquera ".
Le jour suivant, Rousseau obtint d'elle un galant rendez-vous. Il la trouva
ravissante, en veste négligée. " Je n'avais point d'idée
des voluptés qui m'attendaient
Les jeunes vierges des cloîtres
sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives,
les anges du paradis moins séduisants. Jamais si douce jouissance ne
s'offrit au cur et aux sens d'un mortel. Ah ! du moins si je l'avais pu
goûter pleine et entière un seul instant !
Je la goûtai,
mais sans charme. J'en émoussai toutes les délices, je les tuai
comme à plaisir. Non, la nature ne m'a point fait pour jouir. Elle a
mit dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable dont elle
a mit l'appétit dans mon coeur. J'entrai dans la chambre d'une prostituée
comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté. J'en crus voir la
divinité dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et
sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver.
A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix
de ses charmes et des ses caresses, que, d'en peur d'en perdre le fruit d'avance,
je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes
qui me dévoraient, je sens un froid mortel courir dans mes veines, les
jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds et
je pleure comme un enfant
.Cet objet dont je dispose est le fruit de la
nature et de l'amour. L'esprit, le corps, tout en est parfait. Elle est aussi
bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle. Les grands, les
princes devraient être ses esclaves, les sceptres devraient être
à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée
au public
Il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon cur
me trompe, fascine me sens et me rend dupe d'une indigne salope, ou il faut
que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses
charmes et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer ".
Rousseau pleure et Zulietta reste interdite, puis comprend le drame de l'homme,
se rapproche de lui, le console et dissipe son égarement. Rousseau se
reprend, est sur le point d'atteindre l'orgasme mais " au moment où
j'étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait
pour la première fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus
qu'elle avait un téton borgne ". Nouveau drame : il imagine avoir
entre les bras " une espèce de monstre , rejet de la nature, des
hommes et de l'amour". Il lui fait remarquer son téton borgne. Elle
rit, ré-attaque en lui faisant des choses à faire mourir d'amour.
Mais cela n'efface pas son inquiétude. Elle comprend et lui la voit enfin
rougir, se remettre, se lever, et sans une parole aller à la fenêtre.
Il se rend à côté d'elle mais elle s'esquive et va s'asseoir
sur un petit lit. Un instant plus tard, elle arpente la pièce en s'éventant,
puis sur un ton froid et dédaigneux : " Mon petit Jeannot, laisse
les femmes et retourne aux mathématiques ". Avant de s'en aller,
Rousseau demandera une autre chance. Ziuletta, désormais ironique, lui
accordera. Deux jours après, Rousseau retourne à sa maison, mais
le gondolier viendra lui dire qu'elle est partie pour Florence.
Restera à Rousseau un goût amer, celui d'un amour perdu, non possédé
et encore pire, le " souvenir méprisant " que Ziuletta garderait
de lui.
Comme on le voit, en trois pages , d'une extraordinaire efficacité narrative,
il y a beaucoup d'images et matière à étude psychologique.
On entrevoit les blocages psychologiques qui prendront forme dans les siècles
à venir : blocages des hommes devant la nudité au moment de l'acte,
peur de la maladie vénérienne (La Padoana contraint pratiquement
Rousseau à l'acte mais déchaîne en lui la peur de l'infection).
La fascination pour la femme-déesse, même prostituée et
pour l'aventure erotico-amoureuse où sexe et amour semblent pouvoir se
concilier, le paisible consentement de la femme aux diverses réalités
du rapport sexuel. Face aux continuels fantasmes de l'homme, ou bien la femme
s'engage elle même à la recherche du plaisir, ou bien pour s'en
troubler, elle laisse émerger un sentiment de humiliante acceptation.