STENDHAL A VENISE
Dans Venise accablée de mille maux, les famines récurrentes, les
inondations, le mauvais temps, il reste toujours une zone où le soleil
parvient à s'infiltrer. Et si ses rayons ne sont pas aussi vifs que ceux
d'autrefois, il suffit de regarder autour de soi pour comprendre dans quelle
direction vont encore ses faibles rayons, à travers les nuages. Il y
a les maisons ruinées, les faillites dont on n'arrive plus à faire
le compte, il y a ceux qui hier encore étaient salués par "Excellence"
et qui aujourd'hui tendent la main aux passants. Mais pourtant, on donne toujours
de belles fêtes, les théâtres y compris la Fenice sont ouverts,
on reçoit encore dans les salons, les conversations. En somme, salons
abritent toujours la fleur de la cité. Certes les étrangers arrivent
moins nombreux, par bandes pour le carnaval ou pour dépenser leur argent
dans les salles de jeu, mais arrivent tout de même pour assister avec
une contemplation toute romantique à l'agonie de la reine de l'Adriatique.
Pour en pénétrer les pierres, l'art, l'histoire, avant que les
événements ne l'engloutissent. Les visiteurs de Venise étaient
surtout des écrivains et des artistes. Pour les intellectuels du 19ème
siècle, le voyage en Italie, Rome, Florence, Naples et Venise était
une étape obligée.
Stendhal aimait les voyages, la peinture, la littérature, Napoléon
et les femmes. Il les aimait. Il n'était pas ce qu'on appelle un don
juan, un audacieux soupirant, un séducteur toujours aux aguets : il s'éprenait
pour de bon. Souvent. Il écrivait des romans, des biographies, des livres
de voyage et presque toujours la femme en était le fil directeur. C'était
un homme brillant, indépendant, un tempérament lucide et énergique,
plein d'imagination, comme son écriture.
Marie Henri Beyle, qui prit le pseudonyme de la ville allemande de Stendhal
où il avait suivi Napoléon, habitait à Milan depuis quelques
mois. Le 11 juillet 1815, se rendant compte que l'impatience du voyage prévu
à Venise dans la quelle il se trouvait l'empêchait de travailler
avec concentration, considérant que "d'aller au lit avec P et S"
ne le satisfaisait pas, il décida d'anticiper son départ et partit
le lendemain même, ayant comme compagnons de diligence "la vieille
épouse d'un directeur, la gracieuse petite femme d'un pauvre travailleur
aux douanes, malade". Padoue annonçait les premiers signes de vie
vénitienne : femmes qui fréquentaient les cafés, groupes
d'amis qui ne se séparent pas avant deux heures du matin. "Allégresse
et facilités de murs rendent ce pays bien plus agréable
que Milan. Milan jouit des avantages de toute grande cité par rapport
aux petites. Mais à Venise, on évite tout le caquetage de Padoue.
Que choisir ? Milan ou Venise ? Je ne suis pas en mesure de me prononcer. LA
question est pourtant essentielle pour moi, puisque de sa réponse dépendra
l'endroit où je me fixerai. Naples est peuplé de démons.
A Rome, il faut être trop hypocrite. Florence et Gênes m'ennuient.
Il ne reste que Milan et Venise". Pour le moment, en attendant qu'il se
décide, il ne lui restait qu'à profiter de ses vacances vénitiennes.
Il arrive le matin du 22 juillet à six heures et demie, s'installe à
l'hôtel de la Reine d'Angleterre, au pied du pont des Fuseri, contrôle
la perspicacité du réceptionniste et lui demande, comme il lui
est habituel à chaque fois qu'il arrive dans une ville : quelles sont
les douze plus belles femmes, quel sont les douze hommes les plus riches, quel
homme pourrait le pendre. En sortant, il a la chance de rencontrer un vieil
ami et va prendre un bain avec lui dans le canal de la Giudecca : "Très
divertissant", note-t-il dans ses carnets, "Venise, en dépit
de ses défauts, est encore une des cités les plus aimables d'Europe".
Il lui paraissait que Venise était l'une des cités les plus gaies
parmi celles qu'il connaissait, et il connaissait la moitié du monde.
Ses journées se déroulaient tout entière dans la zone de
Saint Marc, où l'on comptait plus de cent cafés ou lieux de retrouvailles.
Il avait une stupéfiante facilité à lier connaissance :
"assieds-toi à côté d'une dame, introduis-toi dans
la conversation, sans compliment, recommence trois ou quatre fois. Si le courant
passe, la première fois que tu prends la gondole avec elle, mets-lui
les mains dessus
Ridicules sont les scrupules de nous, gens nordiques".
Lors d'un bal, un des ses amis est en train de parler avec une voluptueuse parisienne.
Par discrétion, Stendhal s'écarte. Plus tard l'ami le réprimandera
Il était sur le point de le présenter à la voluptueuse.
"La même chose partout. Malgré mon amour pour la solitude,
en un an, je connaîtrai tout Venise, c'est à dire une centaine
de femmes, parmi les meilleures
On choisit ensuite... Mon bonheur est d'être
solitaire au milieu d'une grande cité et de passer chaque soir avec une
amante. Venise satisfait pleinement mes deux souhaits".
Stendhal apprend la capitulation de Paris et de Napoléon. "Tout
est perdu, même l'honneur", dit-il. Pour se consoler, après
avoir lu au café Florian les dernières nouvelles sur les malheurs
de la France, il va faire un tour en gondole et pense au temps qui devra s'écouler
avant de retourner en France, "un pays sans liberté, ni gloire ;
je vois de plus en plus que Venise est le séjour qui me convient".
La gondole glisse sur l'eau verte et ambrée. Les palais se reflètent
dans l'eau, la lumière du soir est miraculeuse. "Que j'abhorre Bonaparte
de t'avoir confié à l'Autriche", s'exclame-t-il.
Ce matin la visite au palais des Doges fut décevante : la salle du Grand
Conseil transformée en bibliothèque, le Paradis du Tintoret est
un tableau dont le sujet est anti-pictural, pire que les batailles. L'unique
chose à admirer est le Triomphe de Venise de Véronèse.
De retour chez lui (il avait loué une maison meublée dans la salizzada
San Paternan pour 32 francs par mois), il repense à la femme d'hier soir,
une prostituée dont il s'était senti le devoir de faire l'expérience
qui finalement s'était révélé médiocre.
Stendhal ne fut pas célèbre de son vivant. Il avait certes la
renommée d'un homme du monde, d'un brillant causeur, d'un français
galant aux manières soignées. Il fut admis avec chaleur dans les
salons, en particulier celui de Marina Benzon où l'on faisait de la musique..
On lui présenta Lamberti. On lui demanda des nouvelles de France. Il
opposa un froid silence. Il annonça qu'il avait décidé
de rester en Italie et de s'établir à Milan. Alors que la conversation
prenait un ton un peu trop sérieux, par bonheur arriva le grand poète
satirique Pietro Buratti. On le lui présenta. Il lut un petit poème,
à la demande générale, récita des vers très
grivois et l'atmosphère se détendit. Stendhal souriait, se faisait
traduire quelques mots de dialecte qu'il ne comprenait pas, comprenait alors
et applaudissait. "Vous êtes un poète enchanteur. Vos facéties
sont délicieuses".
Les premières hésitations passées, le langage devint plus
libre, on employa des formules riches de double sens, puis les termes se firent
de plus en plus explicitent. Stendhal se rappela qu'une vieille connaissance,
madame Lavenelle, aux murs très libertine, lui avait donné
le goût d'un langage sans préjugé. Ce genre de conversation
en italien lui plaisait beaucoup.
L'année 1815 fut importante, puisque fut rétabli le droit de porter
le titre de noble, et les patriciens furent autorisés à demander
à l'empereur la confirmation de leurs titres. Il suffit de verser une
belle somme d'argent pour acquérir le titre de comte de l'Empire d'Autriche
; et pour beaucoup plus celui de prince (il n'y en eut que deux : Giovanelli
et Erizzo). Pietro Benzon devint comte et Marina comtesse.