Ponte delle Tette

Les tette : les seins, les tétons. Les prostituées s'exhibaient sur le pont ou assises sur les rebords des fenêtres voisines, les seins découverts. Elles y étaient encouragées par la République qui tenait pour un vice bien pire la sodomie.

En 1480, Francesco Cercato fut pendu entre les deux colonnes de la piazzetta, pour homosexualité. En 1585 le prêtre Francesco Fabrizio fut décapité et brûlé pour la même raison. L'homosexualité était tellement répandu à Venise qu'en 1511, les prostituées firent parvenir au patriarche Contarini une requête pour qu'il prenne des mesures contre le "vice indicible". La vraie raison de leur crise économique était plus vraisemblablement leur grand nombre -11594 recensées- qui entrainait naturellement une baisse de leur gain.

 

Au début du 15ème siècle, Venise croyait que favoriser officiellement la prostitution, c'était combattre deux maux incomparablement plus graves du point de vue moral ou social : l'homosexualité masculine (dont la pratique estompait, pensait-on, la différence des sexes et par là toute différence et hiérarchie instituées), et le déclin des naissances légitimes qui résultait du nombre insuffisant des mariages.
L'idée sous-jacente était de proposer aux hommes un modèle féminin sexuellement attractif (rôle que dans le même temps on ne tenait pas à voir jouer par les épouses et les honnêtes jeunes filles) afin de leur redonner le goût des femmes et de leur faire oublier la sensualité des garçons. Pour être sûr que les prostituées soient en ce sens opérantes, on leur signifiait un interdit majeur : le déguisement masculin. Nous touchons là un point singulier, qu'il convient d'analyser avec précision.
Les principales sources sur le transvestisme des prostituées concernent Venise et Florence. Que ce travestisme ait été compris comme favorisant la sodomie est clairement indiqué par une loi vénitienne de 1480 qui précise qu'une telle habitude, selon laquelle les personnes de ce sexe dissimulent ce qu'elles sont et, sous l'apparence d'hommes, cherchent à plaire à des hommes, est une forme de sodomie.


Le travestisme visé par ces lois n'était pas une mode, mais le moyen, pour certaines prostituées et courtisanes, de séduire une frange de leur clientèle attirée par les garçons. En le pratiquant, elles n'allaient pas à l'encontre de ce goût, mais tentaient d'en profiter, ce qui revenait, pour les magistrats de l'époque, à l'encourager.
Ce travestisme n'était qu'une adaptation aux circonstances, une réponse de l'offre à la demande.
Car la concurrence apparaît à ce point rude qu'en 1511, le Patriarche de Venise, ce qui ne laisse pas de surprendre, prenait fait et cause pour les prostituées, comme le note Marin Sanudo dans son journal : "cette ville déborde de péchés, avant tout de sodomie, que l'on pratique partout sans pudeur, et les prostituées lui ont demandé de dire qu'elles ne peuvent plus vivre, personne ne va chez elles, tant il y a de sodomie."
Cette alternative à l'offre homosexuelle que les prostituées espèrent proposer en adoptant le costume masculin, était forcément ambiguë. Inversement, si cette "tromperie sur la marchandise" a pu fonctionner aussi longtemps, cela laisse donc supposer que la concurrence qui leur était opposée devait elle aussi se situer à un niveau d'ambiguïté assez élevé.
A la fin du siècle, ce modèle androgyne a acquis une certaine valeur culturelle dans l'ensemble de la société vénitienne. C'est ce qu'indique la loi de 1480 qui prohibe pour toutes les femmes le style fungo, un type de coiffure réservée aux garçons, que nous qualifierions de coupe au bol et qui, avec une frange longue, permet de dissimuler une partie du visage.